vendredi 10 juillet 2015

À la recherche de la partie d'horreur parfaite: L'horreur lovecraftienne

D'abord, une explication pour l'absence de billet de la semaine dernière. Je blâme la canicule. C'est mon excuse, je m'y tient. Mon cerveau a fondu et soudain il était trop tard pour écrire ce billet et le publier dans un délai raisonnable. On va donc dire que c'étais les vacances et espérer que la température ne remonte jamais au dessus de 28 degré.

*Sors dans le jardin faire une danse de la pluie préventive*

La peur chez nos voisins littérateurs H.P. Lovecraft : La littérature de la peur cosmique



Comme promis, je me suis lancée dans la lecture du très long "Supernatural Horror in Literature" par H.P. Lovecraft. À cause de la nature du texte, j'ai dû beaucoup lire entre les lignes et compléter avec un autre article du maître plus une ou deux sources externes. Parce que oui, "Supernatural Horror in Literature" ne parle pas des idées de Lovecraft sur ce sujet, mais de ce qui s'est fait avant lui. Si vous voulez une analyse des origines de la littérature d'horreur c'est plutôt bien. Par contre, je regrette de n'avoir pas eu plus de temps pour lire les textes mentionnés au lieu de me faire complètement spoiler, mais je me donne deux ans pour oublier les résumés et m'y remettre.

Mais ne vous inquiétez pas, j'ai quand même un nombre insensé de citations (et aucun accès à une traduction, les partie en français sont donc de moi, ce qui a encore pris du temps parce que Lovecraft a un style plutôt tarabiscoté).


Que dit Lovecraft?


L'élément qui ressort le plus clairement de la lecture de "Supernatural Horror in Literature" c'est… en fait, je laisse le maître vous le dire:

Atmosphere is the all-important thing, for the final criterion of authenticity is not the dovetailing of a plot but the creation of a given sensation.
(l'atmosphère est la chose la plus importante, car le critère final de l'authenticité n'est pas le ficelage du scénario, mais la création d'une sensation donnée.)

Oui, l'atmosphère. Freud en parlait déjà quand il analysait la peur dans le conte de Hoffmann (sujet d'un précédent billet), mais Lovecraft élève cette notion vers de nouveaux cieux et quand il en parle on croirait presque qu'il compose de la poésie. 

A certain atmosphere of breathless and unexplainable dread of outer, unknown forces must be present; and there must be a hint, expressed with a seriousness and portentousness becoming its subject, of that most terrible conception of the human brain—a malign and particular suspension or defeat of those fixed laws of Nature which are our only safeguard against the assaults of chaos and the daemons of unplumbed space. (Une certaine atmosphère d'étouffement et de terreur inexpliquée de forces inconnues venues de l'extérieur doit être présente; et il doit y avoir une touche, exprimée avec un sérieux et une prodigiosité convenant au sujet, de la plus terrible conception du cerveau humain – une nocive et particulière suspension ou défaite de ces lois fixes de Nature qui sont notre unique protection contre les assaults du chaos et les démons de l'espace inconnu.) 

C'est beau non? Et en voici une couche de plus.

The one test of the really weird is simply this—whether or not there be excited in the reader a profound sense of dread, and of contact with unknown spheres and powers; a subtle attitude of awed listening, as if for the beating of black wings or the scratching of outside shapes and entities on the known universe’s utmost rim. And of course, the more completely and unifiedly a story conveys this atmosphere, the better it is as a work of art in the given medium.
(Le test ultime du véritablement bizarre est simplement ceci—si oui ou non est provoqué chez le lecteur un profond sentiment d'angoisse, et de contact avec des domaines et des pouvoirs inconnus; une attitude subtile d'écoute effrayée, comme pour surprendre le battement d'ailes noires ou le grattement de formes ou d'entités venues de dehors contre le bord le plus éloigné de l'univers connu. Et bien sûr, plus une histoire communique cette atmosphère complètement et de façon unifiée, plus elle est une oeuvre d'art dans son médium.)

C'est même un thème que l'on retrouve dans l'autre article que j'ai pillé pour ce billet: "Notes on Writing Weird Fiction".

Atmosphere, not action, is the great desideratum of weird fiction. Indeed, all that a wonder story can ever be is a vivid picture of a certain type of human mood. The moment it tries to be anything else it becomes cheap, puerile, and unconvincing.
(L'Atmosphère, non l'action, est le grand desideratum de la fiction de l'étrange. En effet, tout ce qu'une histoire merveilleuse peut jamais être est une image saisissante d'un certain type d'humeur/atmosphère humaine. Dès l'instant où elle essaie d'être quoi que ce soit d'autre, elle devient facile, puérile et peu convaincante.)

Lovecraft démontre plutôt du mépris pour les genres de l'horreur qui ne mettent pas l'atmosphère au premier plan, du coup je me demande s'il se retourne dans sa tombe à chaque fois qu'un nouveau Paranormal voit le jour…

The romantic, semi-Gothic, [… ] still survives; for to it clearly belong such of our contemporary horror-tales as specialise in events rather than atmospheric details, address the intellect rather than the impressionistic imagination, cultivate a luminous glamour rather than a malign tensity or psychological verisimilitude, and take a definite stand in sympathy with mankind and its welfare. It has its undeniable strength, and because of its “human element” commands a wider audience than does the sheer artistic nightmare. If not quite so potent as the latter, it is because a diluted product can never achieve the intensity of a concentrated essence.
(Le romantique, semi-Gothique, […] survit encore; car lui appartient clairement ceux de nos récits d'horreur contemporains qui se spécialisent dans l'évènement plutôt que dans les détails atmosphériques, s'adressent à l'intellect plutôt qu'à l'imagination impressionniste, cultivent un lumineux glamour plutôt qu'une intensité nocive ou une vraisemblance psychologique, et prennent manifestement parti pour l'humanité et son bien être. Il a d'indéniables avantages, et grâce à son "élément humain" inspire une plus large audience que ne le peut le pur cauchemar artistique. Bien que pas tout à fait aussi puissant que ce dernier, c'est parce qu'un produit dilué ne peut achever l'intensité de l'essence concentrée.)

Bon donc tout ça s'était pour vous transmettre L'IMPORTANCE DE L'ATMOSPHÈRE (et mon début de raz-le-bol du style Lovecraftien après toutes ces pages)

Bon atmosphère, ok cool. Quoi d'autre?

L'inconnu et l'autre. Puissance dix-milliard.


Ça revient ça et là dans le champ lexical, mais on a facilement des mots comme: inconnu, autre, du dehors, non-exploré… et d'autres termes encore pour exprimer quelque chose qui n'est pas nous et qui n'est pas non plus quelque chose que nous connaissons. Ça ça vient des textes que jai lu, les podcasteurs de Writing Excuses montent encore le challenge d'un cran en expliquant que la menace a des proportions cosmiques et des tendances à la divinité vient de la "confrontation with the brutal insignificance of the human existence" (confrontation avec la brutale insignifiance de l'existance humaine). Dans les nouvelles de Lovecraft l'humain n'affronte rien (que l'humain) parce que l'humain n'a aucune chance et que son esprit se disloque à mesure qu'il comprend la puissance qui veut sa destruction. Un peu comme si l'univers voulais votre mort, vous n'êtes juste pas encore au courant et si vous l'apprenez c'est pas grave parce que votre cerveau signe une note de suicide…

Sympathique programme, vous avouerez.

Le style, la vraisemblance et la subtilité


Presque aussi central que l'atmosphère chez Lovecraft, le style. C'est souvent ce qu'il considère comme le point faible des auteurs qu'il cite dans son histoire de la littérature de l'étrange. Venant du type qui est connu pour son style alambiqué et son utilisation de mots démodés je ne sais pas trop quoi penser. Enfin. Si on se penche sur son écriture, on se rend compte que l'horreur passe beaucoup par la description. L'invitée du podcast Writing Excuses mentionne son utilisation du mot "too" (trop). Les chose ne sont jamais "aussi horrible que" mais elles sont "juste un petite peu trop…".

Ça et il ne supporte pas les histoires tarabiscotée et improbable. L'horreur demande un gros effort de crédulité au lecteur, donc tout ce qui ne touche pas directement au phénomène surnaturel autour duquel tourne l'histoire doit être d'un réalisme irréprochable. Fini les châteaux dans les Carpates toujours plongés l'ombre d'un nuage noir. L'horreur est à son plus horrible quand elle vient du connu, du vraisemblable (un discours qui recoupe un peu la définition de l'Unheimlich de Freud). Les avancée de la science et de la psychologie font que les lecteurs attendent plus de vraisemblance et plus de nuance de la part des personnages que les héroïnes des romans Gothiques des temps passés.

Prime emphasis should be given to subtle suggestion—imperceptible hints and touches of selective associative detail which express shadings of moods and build up a vague illusion of the strange reality of the unreal. Avoid bald catalogues of incredible happenings which can have no substance or meaning apart from a sustaining cloud of colour and symbolism. (La première emphase devrait toujours être donnée à de subtiles suggestions – des indices et touches imperceptibles de détails associatifs sélectionnés qui expriment des nuances d'humeur et développent une illusion vague de l'étrange réalité de l'irréel. Évitez les simple catalogue d'évènements incroyables qui ne peuvent avoir aucune substance ou signification autre que de maintenir un nuage de couleur et de symbolisme.)

Je trouve intéressant que Lovecraft rejette les éléments de décors comme symboles. Ça veut dire pas de pluie et d'orage pour montrer le conflit intérieur du personnage, pas de Manoir Usher s'écroulant comme allégorie de la fin du dernier membre de la maisonnée. Lovecraft revendique presque son oeuvre comme "réaliste".

En combinant vraisemblance et style on se rend compte que Lovecraft part du normal et le déforme peu à peu.. Le temps que le personnage ou le lecteur ce soit rendu compte de quelque chose il est déjà trop tard.

Qu'est-ce qu'on peut garder pour le JDR?


On a déjà des pistes pour se faire un bon petit Appel de Cthulhu, d'ailleurs qu'est-ce qu'il reste de tous les principes qu'on a vu plus haut dans le jeu lovecraftien par excellence?

Je ne sais pas trop quoi dire du style. C'est d'ailleurs un élément qui me paraît relativement difficile à maintenir en partie. Si on n'a pas l'habitude de parler comme une nouvelle de Lovecraft à la base (talent rare, sinon inutile) on ne vas pas s'y mettre entre deux questions des joueurs avec un oeil sur une table des armes alors qu'on se demande comment le Colonel Moutarde va réagir à sa lecture du Necronomicon. Les MJs qui apprécient les scénarios officiels peuvent probablement se reposer en partie sur les textes "à lire" fournis parfois dans ce genre de publication. Les autres peuvent écrire leurs propres textes et morceaux de dialogues. Mais est-ce que cela va apporter quelque chose à l'ambiance ou juste rendre la partie difficile à gérer? Mystère.

La difficulté semble aussi importante en ce qui concerne la description. Il y a des joueurs qui apprécient, d'autre moins. Je sais que j'ai tendance à décrocher quand la description n'est pas purement utilitaire (lire ici: directement utile pour mon personnage). Ceci dit, ça reste plus facile de modifier subtilement l'univers dans lequel agissent les PJs que de placer le mot squameux. Mais (s)quid de subtile? Le détail insignifiant des uns sera la pancarte clignotante rose bonbon des autres. Et autour d'une table de JDR les joueurs n'ont pas du tout besoin d'encouragement pour voir des indices partout.

Parlant d'indice, j'ai dépoussiéré mon manuel de L'Appel de Cthulhu édition 5.5 pour l'occasion. Le jeu y est vendu principalement comme un jeu d'enquête où les joueurs doivent chercher des indices, établir un plan d'action et éviter les combats (ce sont les titres des rubriques sous "Réalités du jeu". Le texte d'introduction (une nouvelle de Lovecraft) et une courte rubrique "Atmosphère" (encore!) dans la partie des conseils au MJ sont les éléments les plus clairs de la présence de l'horreur dans le texte. Ça et une définition du mot horreur.

Horreur: un mélange de peur et de dégoût. Un sentiment qui découle non seulement du fait d'être menacé, mais aussi du caractère anormal et profondément pervers de la menace en question. Lovecraft qualifiait les histoires jouant sur l'horreur inspirée par le surnaturel de "littérature de peur cosmique". Il a également ajouté : "la meilleure preuve de sa tenace vitalité est l'impulsion qui, de temps à autre, conduit des écrivains de tendances absolument opposée à s'y essayer… comme pour libérer leur esprit de certaines formes fantasmatiques qui, sinon, les hanteraient."

Franchement, à la lecture, le manuel de l'Appel de Cthulhu semble plus un jeu de conspirations et d'enquête. En fait, le manuel trahi complètement les exigences de Lovecraft pour une horreur qui se concentre entièrement sur une atmosphère au détriment de l'histoire car c'est le scénario qui est mis en avant à chaque occasion. La section atmosphère dit clairement au MJ que l'atmosphère est secondaire à un scénario qui intéressera les joueurs, les grand-anciens et leurs serviteurs se transforment un peu en bestiaire façon liste de course. C'est presque triste maintenant que je connais la vision de Lovecraft pour l'horreur. Même la vraisemblance est partie à la poubelle. "Au départ, un scénario devrait sembler n'être qu'une banale histoire de "maison hantée", de secte religieuse ou de mystification." Est-ce parce que les lecteurs d'aujourd'hui sont encore plus exigeants que ceux de Lovecraft? Ou parce que les joueurs s'attendent à des éléments surnaturels? En tout cas l'expérience que le jeu vend n'est pas vraiment celle d'une horreur lovecraftienne même si la source de l'horreur sera toujours une force cosmique surpuissante qui doit faire que les personnage se sentent tout petit et très en danger.

En fait, la question se pose vraiment. Est-ce possible de faire jouer une atmosphère lovecraftienne? Les podcasteurs de Writing Excuses mentionne le fait que les romans et nouvelles sont souvent à la première personne du singulier, un seul individu donnant sa vision des évènements et la description de sa descente aux enfers. Est-ce que c'est jouable autour d'une table, avec plusieurs individus qui ont le recul du meta-narratif et qui sont venu tuer du shoggoth au fusil à éléphant? En tout cas, le manuel de l'Appel de Cthulhu a raison. Ce sera plus facile de les garder concentrés sur les agissements louches d'une congrégation de cultistes que sur l'oppression qu'ils ressentent soudain à la vue d'une couleur.

Ma quête serait-elle vouée à l'échec?

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L'Appel de Cthulhu: Jeu de rôle d'épouvante ed. 5.5, Descartes éditeur (Chaosium pour la VO), 1999

H. P. Lovecraft
"Supernatural Horror in Literature" http://www.hplovecraft.com/writings/texts/essays/shil.aspx
"Notes on Writing Weird Fiction" http://www.hplovecraft.com/writings/texts/essays/nwwf.aspx

Writing excuses
"Writing Excuses 10.3: Lovecraftian Horror" http://www.writingexcuses.com/2015/01/20/writing-excuses-10-3-lovecraftian-horror/


1 commentaire:

  1. Très intéressant, ça valait les heures de recherche.

    Pour compléter, j'ai le souvenir d'avoir lu un ou deux (très) vieux scénarios pour l'AdC qui se rapprochaient de l'approche lovecraftienne. Il se passait trois trucs et demi sur 10 pages d'un scénar qui insistait sur l'ambiance, les personnages étaient simplement témoins d'évènements inexplicables qui restaient inexpliqués et n'avaient aucune prise sur les évènements. Pas très vendeur...

    Donc la question est peut-être plutôt "a-t-on vraiment envie de jouer de l'horreur Lovecraftienne en JDR"? L'impuissance des personnages face à une horreur qui les dépasse et l'importance du style, de l'ambiance et des descriptions me semblent en contradiction avec l'interactivité et l'improvisation qui font la force du JDR en tant que média. Peut-être qu'il faut accepter que le JDR n'est simplement pas le bon outil pour ce genre et arrêter d'accumuler les parties pas ou peu satisfaisantes à la recherche d'un truc impossible.

    Bon, en étant moins négatif, on pourrait aussi voir ça comme un challenge. Peut-être qu'il y a des choses à essayer en dehors du JDR traditionnel. On pourrait par exemple imaginer une version Lovecraftienne de Winter Tales ou de Mnémosyne.

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